Que devient l’autorité traditionnelle au Cameroun ? Quelle valeur peut-on encore retenir de ceux qui auparavant étaient vénérés comme les gardiens de la tradition, des préservateurs du sacré qui incarnaient le mythe et la puissance d’une communauté ? La question se posait déjà quand ces derniers ont commencé à être engagés politiquement, un engagement volontaire ou suscité, quand ils ont commencé à challenger leurs sujets lors des constitutions des listes aux élections municipales et lors de l’élection des maires des communes.Elle s’est posée encore depuis le 13 septembre 2013, quand le président Paul Biya a signé le décret 2013/332 modifiant et complétant certaines dispositions du décret 77/ 245 du 25 juillet 1977 portant organisation des chefferies traditionnelles. Ce décret dit à l’article 22 nouveau, que « les Chefs traditionnels perçoivent mensuellement des allocations dont les montants sont fixés ainsi qu'il suit :  Chef de 1er degré : 200 000 FCFA ; Chef de 2éme degré : 100 000 FCFA ; Chef de 3éme degré : 50 000 FCFA.Au lieu de voir dans ce décret un moyen supplémentaire de contrôle sur l’autorité traditionnelle, selon la logique de qui paye donne des ordres, les Chefs ont plutôt applaudi et se sont précipités pour mettre leurs dossiers à jour afin d’être désormais payés comme les fonctionnaires de l’Etat.

Infantilisation

La question se pose davantage aujourd’hui, et avec plus d’acuité depuis le 25 avril 2019, jour où le gouverneur de la Région du Sud-Ouest Bernard Okalia Bilaï a sommé les chefs traditionnels de la région de défiler le 20 mai prochain avec leurs populations. Il avait convoqué une réunion à Buea pour les préparatifs de la célébration de cette journée, et devant les chaises réservées pour les chefs traditionnels restées vides, il s’est emporté avec ces propos rapportés par le journal The Post : « Regardez les chaises des chefs, elles sont vides. Le 20 mai, tous les chefs vont défiler avec des pancartes indiquant leurs villages, et leurs populations vont les suivre. Si ce n’est pas le cas cela veut dire que ces chefs n’existent pas. Je l’ai dit il y a trois ans mais les chefs ont refusé par ce qu’ils étaient des volontaires, mais aujourd’hui le volontariat est fini. Vous êtes liés à l’Etat avec des obligations, que je ne veux pas dévoiler ici, mais nous nous comprenons. Si vous ne suivez pas mes instructions, vous verrez 30 jours plus trad les conséquences de la désobéissance. Chaque chef va passer, que ceux qui sont en exil à Douala et Yaoundé y restent, quand ils reviendront ils verront d’autres chefs à leurs places. »

Et pour montrer qu’il ne blaguait pas, Bernard Okalia Bilaï a immédiatement instruit au maire de la ville de Buéa de confectionner des pancartes, pour que les chefs ne disent pas qu’ils n’ont pas de l’argent.

Consternation

Déjà sur le champ, le secrétaire du district Sdf de Buéa Innocent Mbunwe n’a pas laissé passer ce qu’il a appelé un manque de respect du gouverneur à l’endroit de l’autorité traditionnel du Sud-Ouest par des menaces. « Comment pouvez-vous de votre posture d’administrateur nommé, vouloir obliger les chefs traditionnels à défiler » ? demanda-t-il au gouverneur, avant de l’inviter à présenter ses excuses pour cette offense.

Du côté des concernés, la réponse ne s’est pas fait attendre. 6 jours plus tard, le 30 avril 2019, réunis au sein de la « South West Chiefs Conference », ils ont rendu publique une déclaration dans laquelle ils s’indignent de cette injonction du gouverneur. « Nous, chefs du Sud-Ouest, condamnons catégoriquement le comportement humiliant et menaçant par lequel le gouverneur de la région du Sud-Ouest nous a rappelé nos obligations civiques habituelles, que nous avons toujours accomplies avec autant de diligence sans l’aide de qui que ce soit.  Les lois et coutumes indigènes ne permettent pas, aux dirigeants naturels, de défiler devant la grande tribune lors des cérémonies publiques. »écrivent-ils.

En attendant le 20 mai pour apprécier l’issue de ce bras de fer, on peut déjà constater que cette décision du gouverneur est une preuve que l’Etat a perdu la main dans les deux régions, où l’on ne répond plus de Yaoundé. Les fêtes légales sont ignorées. Le 11 février et 20 mai sont boycottés. Après avoir fait preuve d’arrogance et de déni de la réalité dans la gestion de la crise anglophone, voilà que le gouvernement veut désormais faire feude tout bois pour sauver la face, en obligeant les chefs traditionnels à venir les aider à faire foule sur les places des défilés et donner l’impression que la région vit encore.Qui imagine le Paramount Chief des Bafaw, le sénateur Victor Mukete du haut de ses 100 ans debout dans un carré, attendant que son tour arrive pour passer devant la tribune parce que le gouverneur l’exige, et menace même de le détrôner ?

Vestige du colonialisme

On est en plein là dans l’époque coloniale décrite dans « le Vieux nègre et la médaille », qui met en scène le vieux Meka qui devait se bruler au soleil pendant tout une journée pour attendre le « gomna. »En tout état de cause, cette décision conforte désormais les ressortissants de cette région dans leur position selon laquelle ils ont simplement été colonisés par le Cameroun oriental qui veut leur dicter tout, et même leur imposer des chefs traditionnels politiquement corrects. Le temps qu’Okalia Bilai arrive à mettre sa menace en exécution, il faut peut-être rappeler que la destitution d’un chef traditionnel ne relève pas de la compétence d’un gouverneur. D’après l’article 30 alinéa 3 du décret n°77/245 du 15 juillet 1977 portant organisation des Chefferies Traditionnelles, la destitution des Chefs de 3ème degré est prononcée par le Ministre de l’Administration Territoriale, celle des Chefs de 1ers et 2èmes degrés est prononcée par le Premier Ministre.

Comme quoi il faudra que Dion Nguté et Atanga Nji, respectivement Premier ministre et ministre de l’Administration territoriale, par coïncidence originaires de ces deux régions en crise, acceptent de prêter main forte au gouverneur Okalia Bilai pour l’aider à décapiter l’autorité traditionnel dans le Sud-Ouest.

Roland TSAPI

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